La mise en scène d’Elisabeth Chailloux permet de faire entendre la très belle traduction de Florence Dupont. Le texte de Sénèque, dense et imagé, résonne avec une réelle intensité sur scène. On pourrait s’extasier sur sa modernité – si ce terme avait encore une signification. Les propos de la nourrice de Phèdre, surtout, suscitent des interrogations qui traversent encore notre société. Elle questionne le pouvoir, le rapport des puissants au plaisir, le sentiment d’impunité que l’on peut avoir lorsqu’on gouverne. Elle tient le discours du peuple et de la mesure. Hippolyte, lui, souligne – et c’était déjà un lieu commun à l’époque de Sénèque – la corruption de la ville et prône la douceur paradoxale d’une vie sauvage, dégagée de la brutalité de l’argent. Elisabeth Chailloux a eu la bonne idée de ne pas faire de cet aspirant à la pureté un jeune premier rêveur et innocent. Les yeux cernés de rouge et le regard fou, il erre. Vêtu d’un treillis sans manche, il fait songer à un terroriste de maquis déséquilibré. Haïssant profondément les femmes – qu’il juge impures comme Médée – , il a quelque chose de l’extrémiste religieux exaltant la chasteté au prix d’une extrême violence. Malheureusement, le comédien qui l’incarne, Thomas Durand, cherche trop souvent à s’installer dans cette folie et devient excessif. Son texte, surarticulé, perd en naturel ; les mêmes accents de colère le traversent sans cesse. Il en fait trop ou pas assez. Invoquant les dieux au début de la pièce, il ondule du bassin , mais trop légèrement pour que l’on sache si c’est maîtrisé ou pas : reporte-t-il sa sexualité frustrée sur les dieux ? Cherche-t-il à souligner la sensualité qui a séduit Phèdre ? Ses mouvements ne sont pas assez assumés pour qu’on puisse leur donner un sens.
L’erreur vient vraisemblablement de la direction d’acteurs. Le problème de ce spectacle tient à une trop grande disparité dans le jeu des comédiens. La nourrice, jouée par Marie-Sohna Condé, est formidable de naturel et de présence. Adrien Michaux annonce la mort d’Hippolyte avec beaucoup de force et de brio. Phèdre, Marie Payen, tient bien son rôle, même si elle semble plus fragile au début. Les autres comédiens sont moins convaincants et ne semblent pas vraiment penser à ce qu’ils disent ou à ce qu’ils vivent sur scène.
Les décors ne permettent pas de nourrir la mise en scène. Certes, les murs rougeâtres et les colonnes carrées rappellent les villas pompéiennes, mais l’ensemble est un peu convenu. Les costumes ne sont pas plus inventifs. La première apparition d’Hippolyte et d’un de ses hommes illustre bien ce manque de recherche : tous deux portent sur la tête la dépouille d’un chien ou d’un renard, alors même qu’Hippolyte ne cesse de parler de ses chiens. Les fourrures, outre qu’elles sont un peu ridicules, apparaissent ici de façon beaucoup trop illustrative.
La mise en scène dans son ensemble n’offre pas de véritable cohérence. On rit parfois devant la violence des mots, trop hurlés. Le parti pris de respecter à la lettre le texte de Sénèque et de montrer au spectateur les restes sanglants d’Hippolyte peut surprendre, même s’il est mis à distance par une forme d’humour noir. Dans différents sacs plastiques, on trouve ici un pied, là une main, ici un morceau dont on ne sait pas bien ce que c’est (c’est Thésée qui le dit). Le fait d’exposer aussi crûment ces morceaux de chair humaine provoque le rire. Ce n’est pas, en soi, condamnable, mais comme la mise en scène, ailleurs, ne prend jamais de distance avec le contenu tragique de la pièce, le passage ne se révèle pas convaincant…
C’est donc un spectacle qu’il faut avant tout aller voir pour redécouvrir Sénèque – et la violence sanguinolente de son écriture.
Phèdre de Sénèque
Traduction : Florence Dupont
Mise en scène : Elisabeth Chailloux
Représentation du jeudi 21 novembre 2013 au Théâtre des Quartiers d’Ivry