La scène se passe dans un paysage désolé, une sorte de non-lieu, un champ de bataille, sans doute, bosselé et troué, peut-être par l’éclat des bombes. Quatre personnages errent, fantomatiques.
L’un est à l’agonie. Il semble mort, se relève, ressuscite pour mourir encore. L’autre est une femme. L’anti Mère Courage. Elle dépouille les cadavres et attend – pas tout le temps – que les blessés meurent pour récupérer leurs vêtements. Le troisième est fou et répète sans cesse la même histoire, horrible. Le dernier, un peu plus jeune, a perdu la mémoire et ne sait plus qui il est.
Il semble qu’il n’y ait aucun lien entre ces quatre spectres. Ce ne sont que des « gens » – peut-être même qu’ils n’en sont plus… La violence sourd entre eux. La femme presse l’agonisant de mourir pour lui prendre son manteau. Pas de mots de consolation. Le vieux fou, armé, cherche à tuer l’agonisant, qui le menace à son tour. Nulle trace d’humanité au coeur de la misère la plus profonde. Chacun cherche uniquement à survivre, et l’on ne sait rien de ces ombres bringuebalantes, si ce n’est ce qu’elles sont au présent : les survivants sans âme d’un désastre.
Et puis leur rencontre, au fur et à mesure de la pièce, permet au spectateur de créer des liens de sens. Aucun de ces quatre personnages ne se connaît, ni ne se ressemble, mais de leur confrontation va peu à peu jaillir leur histoire. Le jeune amnésique s’accroche désespérément à l’agonisant parce qu’il a vu une lueur dans ses yeux et qu’il croit avoir été reconnu par lui : il cherche alors à lui faire reconstruire son passé. Mais le mourant n’a en réalité vu dans le jeune homme que l’incarnation d’une possible innocence dans le monde. Lui n’est pas qu’un soldat blessé, c’est un « gangster », un homme qui n’a commis qu’exactions et violences par le passé, et qui devient à son tour victime. Le fou raconte en boucle une histoire atroce, sans doute perpétrée par les « gangsters », qui ont obligé deux hommes à s’entretuer en courant le plus vite possible vers une seule arme placée à égale distance de chacun des deux. La femme raconte alors comment elle a dû choisir, face aux « gangsters », lequel de ses deux fils aurait à mourir, et les deux histoires se font écho. Le choc de ces récits semble rendre la mémoire à l’amnésique et il se souvient qu’il a déjà tué : l’innocence à laquelle croyait encore le gangster agonisant n’existe pas. L’humanité, lorsqu’elle est vêtue de bottes et a une arme à la main, est capable des pires atrocités.
La vision si sombre et si lucide d’Edward Bond ne peut laisser indifférent – et pourrait s’avérer réellement oppressante s’il n’y avait une direction d’acteur très précise et des comédiens magistraux pour donner vie aux ombres du texte. La collaboration du dramaturge anglais avec Alain Françon est féconde. Si l’on peut regretter que les mots du fou, joué par Alain Rimoux, soient parfois incompréhensibles (ce qui est sans doute voulu), Aurélien Recoing et Dominique Valadié incarnent avec énergie et violence leurs personnages de fin du monde. L’agonisant interprété par Aurélien Recoing, terriblement terrestre, se roule dans la boue, se couvre de vase, essaie d’ingurgiter la fange dans laquelle son sang a coulé et exprime par tous les tressaillement de son corps la terreur indicible de l’homme face à la mort. Dominique Valadié parvient quant à elle, malgré tout, au milieu du spectacle du désastre, à faire parfois rire le public. L’humour noir n’est pas absent de la pièce. L’humanité non plus, même si les mots ne sont plus là pour la dire. Laissant seul le « gangster » mort, les trois autres personnages s’en vont ensemble, cahin-caha, et même si la femme explique qu’elle n’emmène le fou que par intérêt, pour qu’il lui porte le sac contenant toutes les dépouilles ramassées sur le champ de bataille, elle l’emmène néanmoins, accompagnée du jeune gangster repenti, dans la longue errance des survivants d’une catastrophe innommable.
Les Gens d’Edward Bond.
Mise en scène : Alain Françon.
Représentation du vendredi 17 janvier au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
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