Une petite femme fragile et amoureuse, minuscule et rêveuse, qui, d’un seul coup, métamorphosée par la violence de sa révolte viscérale, devient farouche et animale et parcourt la scène de long en large, semblable à un grand fauve, avec l’énergie folle et inconsciente de sa jeunesse : telle est l’Antigone qu’incarne Françoise Gillard à la Comédie française. La petite rebelle devient bête sauvage, elle hurle sa révolte à la face du monde. Le bouleversement est complet. Son corps même change. Sa voix change. L’extraordinaire comédienne, protéiforme, est tout à la fois, l’enfant tendre et nostalgique, l’adolescente pâle et mal à l’aise, l’amante ardente et sentimentale, la résistante irréductible et inflexible, la bête entêtée, redoutable et indomptée. La petite voix enfantine, d’une phrase à l’autre, devient grave, posée, intransigeante. Antigone fait peur par son emportement irrévocable, proche de la folie. Elle soulève le public, médusé par la puissance de ses mots et de son corps.
La direction d’acteurs de Marc Paquien est précise et juste. Clotilde de Bayser, qui incarne le prologue et le choeur, est remarquable de naturel. Elle parvient à donner chair à un rôle apparemment désincarné. Elle vient rassurer le public, rappeler qu’on meurt toujours dans une tragédie, qu’il n’y a pas à angoisser ni à espérer. Elle déambule sur scène et fume avec l’air de celle qui en a vu d’autres et qui sait. Avant que la pièce ne commence, elle porte les habits d’Eurydice, la femme du roi Créon, qui ne prononce aucun mot dans toute l’oeuvre mais qui finit par se tuer lorsqu’elle apprend que son fils est mort. Lorsqu’elle s’empare du rôle du prologue, Clotilde de Bayser quitte les vêtements de la reine, et Eurydice n’est plus qu’un manteau vide qui lui pend au bout du bras, victime par avance d’une tragédie dans laquelle elle n’a pas sa place.
On peut regretter, cependant, que la nourrice, qui, au début de la pièce, s’inquiète pour Antigone, croit qu’elle a un amoureux et s’offusque de la saleté de ses pieds, soit jouée de façon absolument tragique, sans aucune distance. Le contraste entre le discours éthéré d’Antigone et celui de cette femme, aimante mais rude et terre à terre, aurait pu produire un effet comique – dont Marc Paquien ne se prive pas lors de la dernière scène, quand Antigone, sur le point de mourir, s’adresse à un garde vulgaire et insensible. La richesse de la pièce d’Anouilh vient de ce mélange entre tragique et quotidien, discours sublime et langue prosaïque.
Marc Paquien a choisi de faire référence, par les costumes, aux années 1940 – Anouilh avait fait jouer Antigone pour la première fois en février 1944, en pleine période d’occupation. Le dialogue entre Antigone, la résistante, et Créon, l’homme de pouvoir, a d’autant plus de force. La France de Vichy est présente en arrière-plan. Les trois portes de la tragédie antique sont entourées par les murs d’un couloir d’administration. Les gardes, qui s’emparent d’Antigone sans jamais remettre en question les ordres qui leur sont donnés, portent des gabardines en cuir comme les membres de la gestapo. La pièce commence et se termine par un long silence. Les comédiens, figés au début comme à la fin, fixent longuement le public, comme pour l’interroger à son tour. Qui est-on vraiment ? Antigone ou Ismène ? Quel est le personnage qui nous trouble ? Qui nous soulève ? La dernière image, surtout, est très forte : le mur de scène, qui s’est approché au fur et à mesure de la progression de la tragédie, recule lentement, tandis que les projecteurs, braqués sur les personnages immobiles et debout, dessinent des ombres noires qui grandissent de plus en plus. Ombres de ceux qui sont morts, ombres du passé, ombres de l’Histoire. Au premier plan, le petit page un peu maladroit de Créon regarde les spectateurs d’un air de défi. Il a, à son tour, revêtu la tenue des gardes, et l’on comprend qu’il y aura d’autres tyrans, d’autres Créon, et d’autres hommes toujours pour obéir sans penser aux ordres des puissants.
Antigone de Jean Anouilh.
Mise en scène : Marc Paquien.
Représentation du lundi 6 janvier à la Comédie française.