« Dans cette pièce régnait un silence religieux qui est une des marques distinctives des grands hôtels. Les garçons faisaient leur service à pas feutrés. C’est à peine si l’on entendait le bruit d’une tasse ou d’une théière, ou un mot chuchoté ». Le récitant qui prononce ces mots de Thomas Mann est sur scène, parmi les comédiens qui s’échauffent, tandis que le public s’installe bruyamment dans la salle allumée, sans prendre la peine d’écouter ce qui se dit, de lui donner un sens, ni de s’amuser du contraste entre les propos tenus et ce qu’ils sont en train de vivre.
Le ton est donné. Tout le spectacle se fonde sur un subtil décalage entre ce qui est dit et ce que l’on voit. Ostermeier a choisi de fonder son spectacle sur la nouvelle de Thomas Mann, et non sur le film de Visconti. De la nouvelle, il n’a d’ailleurs conservé que l’essentiel, le séjour à Venise du personnage principal, Aschenbach, supprimant ses errances à Munich ou son bref passage sur l’île de Brioni. Et de Venise, Ostermeier ne montre finalement que la salle à manger d’un grand hôtel où Aschenbach déjeune, dîne et lit son journal. Comme dans la tragédie, le drame n’a pas lieu sur scène. Deux temporalités se chevauchent : le spectateur perçoit la lenteur du moment incarné sur scène tandis que le récitant introduit un autre temps grâce à la narration des événements intérieurs qui se sont produits dans la journée. Presque aucune parole n’est prononcée directement, hormis celles, incompréhensibles pour le public comme pour le personnage principal, du jeune adolescent polonais (qui fascine Aschenbach) et de ses soeurs.
On peut voir le spectacle d’Ostermeier comme une tentative pour dire ce qui se cache derrière les conventions, les mensonges, le jeu social. Les soeurs du jeune polonais, Tadzio, vêtues comme des religieuses selon Thomas Mann, ne manquent pas, sur scène, de produire des numéros de danse adolescentes et irrévérencieuses dès que leur gouvernante a le dos tourné. Danse et vidéo expriment ce que masquent les bienséances. Sur un écran suspendu au-dessus de la scène apparaît, en gros plan, le visage d’Aschenbach, que l’on voit, sur scène, boire tranquillement sa tasse de café tout en regardant Tadzio. Ce gros-plan inquisiteur donne accès, comme au cinéma, à ce qui se joue dans son esprit et permet de saisir les moindres nuances de son expression. Le tressaillement d’une paupière, le déplacement d’un regard, la tension des muscles des joues ou le moindre mouvement des lèvres deviennent signifiants.
L’aller-retour entre la scène, apparemment parfaitement sereine, et l’écran vidéo crée une forme de malaise qui fonde la réflexion du spectateur. Le dramaturge invite à se méfier des apparences et à toujours se souvenir que derrière le silence de l’autre se cache une intériorité, parfois tumultueuse, à laquelle on n’a jamais accès. Il s’interdit cependant de livrer le moindre jugement moral. Au spectateur de trouver un sens aux rêveries d’Aschenbach. Est-il fasciné par la beauté de l’adolescent ou cède-t-il à une attirance pédophile ?
Ostermeier empêche cependant que le spectateur s’abîme complètement dans la contemplation de la scène. Comme il l’avait fait dans L’Ennemi du peuple (où il allait jusqu’à faire participer le public à un débat), il rompt l’illusion théâtrale et fait s’interrompre la représentation en son milieu : le récitant surgit soudain des coulisses et s’offusque du fait que l’on ait pas intégré dans le spectacle des passages de la nouvelle de Thomas Mann qui lui tiennent particulièrement à coeur. Il se lance alors dans une lecture convaincue, empruntée et hâtive d’extraits qu’il ne parvient plus à retrouver exactement, évoquant la figure de l’artiste et les problématiques de l’écriture. La lente mélancolie de la pièce bascule, pour un temps, dans le burlesque. Peut-être Ostermeier a-t-il voulu ici prendre de la distance avec les passages métascripturaux un peu pesants de La Mort à Venise. Mis à distance et ridiculisés ici, ils perdent de leur sérieux et de leur dignité.
Cette interruption peut cependant paraître un peu maladroite. Elle ne contribue pas à donner une grande cohérence à la pièce, qui paraît parfois très longue, notamment lors des Lieder de Mahler entonnés par la voix un peu cassée du comédien qui incarne Aschenbach, Josef Bierbichler. Le ballet final des trois danseuses qui incarnaient les soeurs de Tadzio, au milieu de la cendre qui tombe des cintres (« die Asche » signifie « la cendre » en Allemand), constitue cependant un beau finale et dit à la fois le désir et la dévastation, la flamme et la destruction, la beauté d’un jour qui s’éteint et la mort.
Le spectacle, malgré ses belles trouvailles, sa réflexion sur les genres romanesques, théâtraux et cinématographiques et sa brièveté (1h15), manque un peu de cohérence et suscite parfois, finalement, un certain ennui…
La Mort à Venise de Maja Zade et Thomas Ostermeier, d’après Thomas Mann.
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Musique : Gustav Mahler et Timo Kreuser
Représentation du lundi 20 janvier au Théâtre de la Ville.