Le Mardi où Morty est mort mis en scène par François Rancillac : une révélation burlesque

Mardi où Morty est mort1

« Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, c’est le matin. Là, on part en voyage à Copenhague. Là c’est le soir deux ans plus tard et on parle du voyage à Copenhague. Là c’est deux ans plus tard. »

La pièce du suédois  Rasmus Lindberg, traduite et jouée pour la première fois en France, commence ainsi. Toute la vie de deux personnages, Edith et Johan, est résumée en quelques mots. Soir, matin, voyage à Copenhague, ellipse de trois ans, soir, matin, souvenir du voyage à Copenhague, soir, matin, soir, ellipse de dix-sept ans, soir, matin, soir, mort de Johan. Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans ce résumé insignifiant, d’une banalité terrible. La scénographie insiste sur cet aspect : la lumière s’éteint et s’allume entre chaque réplique, chaude le matin, froide le soir, et la vie passe ainsi, au rythme du clignotement des projecteurs.

François Rancillac a pris le parti, en même temps, de souligner l’aspect burlesque du texte. Les personnages sont debout derrière un castelet rouge et vert disposé de façon frontale. On ne voit que leur buste, leurs bras et leur visage. Johan meurt comme une marionnette de Guignol, écroulé sur le bord du castelet, puis il glisse vers l’intérieur, comme si la main d’un marionnettiste le faisait lentement disparaître.

Le principe du castelet fonctionne si bien avec la pièce de Lindberg que l’on en vient à se demander comment on pourrait s’en passer. Les moments où les personnages s’en éloignent et apparaissent en pied sont, de fait, moins captivants. François Rancillac explique très justement son choix, fort habile : l’usage de cet artifice de marionnettiste permet de jouer sur la temporalité. Certaines scènes se chevauchent. Les jouer de façon réaliste les tirerait en longueur et leur ferait perdre une partie de leur ressort comique, fondé sur l’entremêlement des répliques et l »énergie folle des comédiens. Lors des scènes jouées simultanément, les personnages se retournent brutalement les uns vers les autres comme des marionnettes qui font volte-face pour s’adresser à un interlocuteur. Le spectateur éprouve un véritable plaisir à percevoir la mécanique parfaitement huilée des mouvements. Les scènes s’enchaînent très vite et les comédiens s’en tirent avec une aisance remarquable.

La pièce en elle-même est souvent très drôle. Son anticléricalisme fait sourire. Le pasteur qui enterre Johan s’exprime de façon solennelle, au micro, et la salle résonne soudain comme une cathédrale désaffectée. Au bout d’un temps, son discours s’emballe et les onomatopées remplacent les mots : « bla bla bla bla bla bla bla ». Rires dans la salle. Le sermon dure. « Bla bla bla bla bla. Bla bla bla. Bla bla bla bla bla ». Lorsque des mots, de nouveau, sont reconnaissables, le sermon a évolué, et le pasteur s’interroge avec une angoisse non dissimulée : et s’il lui prenait soudain l’envie de montrer ses fesses au public ? Comment faire pour s’en empêcher ? Les propos du jeune Sonny, eux aussi, sont savoureux : lorsqu’il apprend qu’Amanda l’a quitté, il s’enferme dans une boîte dans laquelle il maudit son ancienne amoureuse et lui souhaite tous les malheurs du monde. La liste est longue et ne manque pas d’invention…

« J’espère que tu vas t’étrangler dans un système de ficelles bien élaboré à bord d’un zeppelin qui va se scratcher, alors tu vas cramer et tu vas t’éclater sur le sol et tu vas devenir amnésique, et alors tu vas te perdre dans la forêt et tu vas devenir esclave de gitans complètement cinglés qui vont te tabasser avec des pelles et qui vont te jeter des pommes de pin qui vont s’enfoncer dans ton crâne, et alors tu vas partir en hurlant avec des pommes de pin dans tes yeux crevés, et alors tu vas même pas voir que tu cours droit dans un abattoir où tu vas être abattue par un boucher avec un couteau de boucherie qui va te découper en tous petits morceaux et qui va te tatouer le mot « conne » au fer rouge sur chaque morceau […] »

La pièce de Rasmus Lindberg n’est cependant pas seulement farcesque. Se cache, derrière, une interrogation sur la vie, sur le couple. Au couple plus âgé, dont la vie s’écoule sans heurt entre soir et matin jusqu’à la violence de la mort et de la maladie s’oppose le couple plus jeune, qui pose davantage la question de l’entente, des désirs divergents, de la vision de la vie. La jeune femme, Amanda, qui cherche à voyager, ne supporte plus le fait que son amoureux, Sonny, soit casanier et sans ambition. Elle décide finalement de jeter son dévolu sur Herbert, un homme apparemment brillant – il est médecin –  mais profondément angoissé et tout aussi médiocre, dans ses aspirations, que les autres personnages (le seul être qui s’intéresse à lui est son chien, Morty). Leur vie est cependant plus intéressante que celle des grands-parents : ce sont eux qui font de ce mardi-là un mardi pas comme les autres.

Le titre, Le Mardi où Morty est mort, est une belle invention des traductrices – les jeux sur les sonorités qui le composent nous le rendent immédiatement familier. Il insiste sur le fait que la majeure partie de la pièce ne se passe qu’en une journée… Les trente-cinq ans de vie commune qui unissaient Edith et Johan, résumés par les cinq premières minutes de la pièce, sont suivis de cette journée-là qui, elle, s’étire et prend son temps. Pourtant, elle se termine sans que l’histoire ne soit véritablement achevée : la nuit arrive et, avec elle, le rêve, qui renverse le dispositif scénique initial et fait basculer les personnages dans un autre univers, plus confus. Rasmus Lindberg et François Rancillac jouent ici avec la frustration du spectateur, qui voudrait que la pièce dure encore, que les personnages se révèlent davantage, que l’on sache ce qu’il va advenir d’eux. Mais la pièce, au fond, n’évolue qu’ entre un matin et un soir. Et la vie n’est que ça, une succession de jours incertains et d’obscurs rêves oubliés.

Là, c’est le matin… Là, c’est le soir…

 

Le Mardi où Morty est mort de Rasmus Lindberg (traduction du suédois par Marianne Ségol-Samoy et Karin Serres.

Mise en scène de François Rancillac.

Représentation du vendredi 28 avril 2014 au Théâtre de l’Aquarium.

2 réponses à “Le Mardi où Morty est mort mis en scène par François Rancillac : une révélation burlesque

  1. Certes, il y eut un soir, il y eut un matin… Le voyage à Copenhague nous a dit l’auteur, nonchalamment présent après la représentation, signifie le plus petit voyage possible pour un Suédois. En France, ce pourrait être Maubeuge (tout ça n’vaut pas un clair de lune à Maubeuge, Bourvil) ou Nevers, ou Limoges qui nous a donné l’expression limogé… ç’aurait pu être su avant et traduit pour faire passer ce signification.
    Le burlesque doit toucher des zones névralgiques. C’est pas trop ce que j’ai vu. Certes, il y eut un soir, il y eut un matin et qu’a-t-on fait entre les deux qui vaille la peine d’être narré, même sur un mode burlesque (pour en montrer la vanité et le ridicule) ? Je n’ai pas tellement vu dans ce spectacle quelque chose de remarquable, j’ai vu un exercice formel, un peu comme dans la précédente mise en scène de François Rancillac, joliment décalée, mais vraiment trop gratuite.

  2. Je ne suis pas tout à fait d’accord sur la question de la gratuité. Je trouve le texte bien écrit. Il met l’accent sur l’absurdité de l’existence… et l’absurde se loge dans le quotidien, dans ce qui est insignifiant en apparence – le burlesque aussi d’ailleurs. Les situations en elles-mêmes ne semblent pas profondes, mais leur coexistence fait réfléchir.
    La vie d’Edith, par exemple, résumée en quelques minutes, s’achève, après trente-cinq ans d’une effrayante monotonie, par la mort de son mari et, immédiatement après, par la déclaration de son cancer foudroyant. Cela ne laisse-t-il pas à songer ? N’y a-t-il pas, dans ce spectacle, quelque chose qui est de l’ordre de la fable ? Nulle morale n’est assenée, bien évidemment, mais c’est au spectateur de la trouver. N’a-t-on pas envie, parfois, de rompre ce quotidien répétitif pour agir comme Amanda, dont l’appétit pour les voyages est excessif et en même temps si vivant ? Ne rit-on pas de nous-mêmes lorsqu’on observe les personnages ? Ne sommes-nous pas tous un peu comme Herbert, à douter, à nous inquiéter, à nous torturer ? « Si seulement, j’avais fait…, si seulement je n’avais pas fait… », « y a-t-il quelqu’un qui tient vraiment à moi ? » etc. Et rire de soi, n’est-ce pas commencer à réfléchir ?

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