Il est de grands textes que l’on prend plaisir à voir monter au théâtre parce que la mise en scène – quand elle est habile – permet de mieux en saisir l’essence.
C’est le cas pour Lucrèce Borgia, montée par Lucie Berelowitsch et jouée en ce moment à L’Athénée.
On comprend, en la voyant, à quel point Hugo a travaillé le personnage de Lucrèce Borgia, qui se distingue particulièrement par la mobilité de ses discours. Discours furieux qu’elle adresse à son mari lorsque Gennaro abîme les lettres de son nom sur la porte de son palais, discours enjôleur qu’elle prononce pour le convaincre de laisser vivre son fils, discours plein de haine et de violence lorsqu’elle assassine les jeunes gens qui l’avaient insultée au début de la pièce. Marina Hands est absolument parfaite dans ce rôle. Sa voix sonne juste, toujours. Ses longues tirades, loin de susciter l’ennui, captivent le public, et font magnifiquement entendre la fantaisie et la violence de la langue de Hugo – sans même qu’on y prenne garde.
La pièce, connue pour sa noirceur, ne sombre jamais dans le ridicule ou le grandiloquent : c’est parfois le risque lorsque l’on monte Hugo (la mort d’Hernani, dans la mise en scène de Nicolas Lormeau, m’a fait beaucoup rire l’année dernière, à la Comédie française…). J’attendais avec impatience le moment où les jeunes gens empoisonnés allaient entendre le chant lointain des moines en arrière-plan, dans le dernier acte : Lucie Berelowitsch l’a supprimé, et elle a eu raison. A sa place, Gubetta hurle dans le micro un poème de La Légende des siècles, qui devient inaudible à la fin, tandis qu’agonisent, sur scène et dans une lumière rouge, ceux qui avaient osé humilié Lucrèce Borgia. L’aspect glaçant – et proche d’un spectaculaire de mélodrame – des chants religieux fait place à une violence qui est d’abord verbale.
Les hommes, eux, sont moins mis en valeur que Lucrèce Borgia. Sont-ils moins bien dirigés que Marina Hands ? Leurs rôles eux-mêmes sont-ils moins élaborés ? Le criminel Gubetta hurle un peu trop, dans la mise en scène, pour que l’on saisisse complètement la causticité de ses propos. Gennaro reste fidèle au texte de Hugo : c’est un jeune premier un peu niais, entièrement figé dans l’amour de sa maman – qu’il n’a pas connue. L’apport de Lucie Berelowitsch tient peut-être à la façon qu’elle a de traiter l’amitié entre Gennaro et Maffio : ces deux-là se vouent une amitié éternelle, mais ils n’ont, au fond, jamais la même opinion. Lucie Berelowitsch prend soin d’incarner les dissensions des personnages en les faisant presque lutter. Ils se prennent sans cesse à bras le corps, parlent fort, s’invectivent, et leurs protestations de fraternité indéfectible laissent deviner une forme de rivalité inavouée.
La mise en scène révèle alors ce qui est latent dans le texte. C’est à cela que l’on reconnaît une bonne metteuse en scène : Lucie Berelowitsch ne se laisse pas duper par les mots des personnages. Elle va au-delà même pour leur donner des intentions – qui étaient déjà là, de façon sous-jacente, dans l’attente d’être mis en lumière sous les projecteurs d’une salle de théâtre.
Lucrèce Borgia de Victor Hugo
Mise en scène : Lucie Berelowitsch
Représentation du 17 octobre 2013 à L’Athénée Théâtre Louis Jouvet