L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge

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L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Théâtre populaire et didactique par excellence, dans la droite lignée de celui de Bertold Brecht. Le spectateur se laisse complètement guider, il rit parfois, admire les liens étroits entre la musique et la scène, et découvre au passage l’existence d’un roi effacé dans la mémoire collective par le terrible nom de Pol Pot.

Le spectateur se laisse guider, mais il a, sans cesse, la possibilité de songer – en particulier à la question de la dictature et de l’exercice du pouvoir. Le roi Sihanouk, mis sur le trône du Cambodge en 1941 par les Français, autoritaire et se faisant appeler « Monseigneur papa », reprochant aux intellectuels partis étudier à l’étranger d’être des agents du communisme, est malgré tout sympathique. La comédienne qui l’incarne, Marady San, est facétieuse, énergique, follement fantaisiste. Son jeu expressionniste donne au roi un caractère grotesque qui met à distance son statut de dictateur. On ne peut s’empêcher d’adhérer à son désir d’indépendance. Sa réponse à l’ambassadeur des Etats-Unis qui qualifie le Cambodge de « petit pays » est très juste : il s’étouffe, s’offusque, s’égosille… et a raison. Jamais les Etats-Unis n’auraient dit « le minuscule Israël » ou la « ridicule Belgique ».

Face à ce petit roi de pacotille, dont la parole, souvent très imagée, sonne juste, le président des Etats-Unis Johnson témoigne de sa férocité. Poudrée de blanc pour faire plus occidentale, la comédienne cambodgienne qui l’incarne souligne sa violence. Johnson hurle sur son conseiller pacifiste, se moque de l’opinion du Congrès, manipule le Sénat et décide de bombarder, sans se soucier des massacres de civils, une partie du Cambodge pour tuer les communistes vietnamiens qui s’y cachent. La dictature n’est pas là où on l’attendrait. Les cambodgiens grimés qui jouent les occidentaux soulignent la comédie et l’hypocrisie de la démocratie. Le fait que la pièce – créée par Ariane Mnouchkine en 1985, peu d’années après la chute du dictateur Pol Pot – soit montée aujourd’hui par des cambodgiens apporte de nouveaux effets de sens.

Le fait que les acteurs principaux de la politique – Norodom Sihanouk, Johnson, Pol Pot – soient joués par des femmes interroge également. C’est d’ailleurs particulièrement revigorant, à l’heure où l’on constate que les carrières des comédiennes et metteuses en scène sont beaucoup plus fragiles que celles des hommes. Norodom Sihanouk, incarné par une comédienne, paraît fantasque, enfantin. Sa voix, quoique forte et puissante, est chantante. Lorsqu’il salue le président du conseil des ministres russe, Kossyguine, il paraît minuscule. Cette fragilité apparente – qui cache une puissante énergie – fait qu’on s’attache facilement à son personnage. Pol Pot, lui, les yeux cernés de noir et révélant dans un puissant monologue ses futurs projets pour le Cambodge, fait songer à la petite silhouette effrayante d’un Chaplin dictateur. Son nom n’est d’ailleurs révélé qu’à la fin de la pièce, et l’on comprend que la référence à Chaplin – qui ne peut manquer de traverser l’esprit du spectateur – était voulue.

Le spectacle, prenant à bras le corps des sujets graves et passant en revue une partie de l’histoire tragique du XXème siècle, n’est pas pour autant austère. La simplicité du décor interdit toute raideur excessive : au fond du plateau, en bois couleur d’ambre, s’ouvre et se referme un rideau orange vif. La pièce est faite d’une succession de discours, mais les scènes s’enchaînent si vite, les entrées et les sorties se succèdent à un tel rythme et sont si habilement soulignées par les musiciens assis au bord du plateau qu’elle ne tombe jamais dans le bavardage. On se laisse porter par la musique, protéiforme, à la fois traditionnelle et contemporaine. Elle joue un véritable rôle dans la mise en scène, précède ou souligne les réactions des personnages, annonce un changement de scène, met en évidence les bouleversements, assure les transitions. Elle joue avec le spectateur qui, surpris de la voir soudain adopter des sonorités occidentales, se met à rire. Elle révèle au spectateur ignorant de la culture asiatique une gamme immense de nuances et fait entendre tout à la fois la solennité, l’attente, la joie, la peur et l’apaisement.

La musique s’entend encore après le spectacle, diffusée par de lointains hauts parleurs, dans le foyer. C’est que le spectacle, chez Ariane Mnouchkine, ne commence pas et ne s’interrompt pas sur scène. Les murs même du théâtre du Soleil jouent. A partir du moment où le spectateur pénètre dans son enceinte, il est dans un autre univers. Alors que l’on perd rapidement l’émerveillement que l’on éprouve la première fois que l’on pénètre dans un lieu de spectacle mythique, le théâtre du Soleil reste toujours féerique, même si l’on s’y rend plusieurs fois. Le hall d’entrée du théâtre, entièrement repeint aux couleurs de Jules Verne lorsque s’y jouait Les Naufragés Fol Espoir, est ici orné de fresques de Bouddhas qui semblent abîmées par le temps. Les loges des artistes, apparentes, situées sous les gradins, laissent percevoir un univers oriental : les colonnes sont peintes de motifs végétaux, des coussins garnissent le sol. De fins tissus en dentelle les séparent du foyer où se trouvent les spectateurs – qui n’osent pas trop s’approcher pour ne pas déranger les comédiens. Tout est lié. Les comédiens afghans qui joueront bientôt servent à manger. Le foyer, les loges et la salle de spectacle sont dans la même pièce. On mange de grands bols de soupe et des assiettes afghanes, et on se sent bien. Le spectacle n’est plus séparé de la vie. Il en fait partie.

L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge (Première époque) d’Hélène Cixous

Mise en scène : Georges Bigot et Delphine Cottu, d’après Ariane Mnouchkine.

Représentation du mercredi 23 octobre 2013 au Théâtre du Soleil

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