« Il faut toujours terminer qu’est-ce qu’on a commencé » ou l’intelligence réjouie

Le mépris1

Nicolas Liautard a relevé, dans cette production, un beau défi : comment rendre hommage à une oeuvre romanesque (Le Mépris de Moravia) ou à une oeuvre cinématographique (Le Mépris de Godard),  sans chercher à lui être tout à fait fidèle,  sans tomber dans la pâle copie, sans oublier que l’art dramatique est autre chose ? On rit beaucoup plus devant ce spectacle que lorsqu’on traverse les oeuvres qui l’ont inspiré – comme si le théâtre montrait davantage les ridicules et les travers des personnages. La vision du couple un peu cynique de Moravia devient, lorsqu’elle s’incarne sur scène, plus acide, plus satirique.

Il fallait pour cela une savante construction. Nicolas Liautard a quelque chose d’une Pénélope qui tisse avec patience une toile très compliquée et cherche en même temps à la déconstruire de telle sorte qu’elle paraît très simple, presque transparente. Au début du spectacle, les scènes se succèdent sans que l’on en perçoive immédiatement l’enchaînement. Le spectateur qui ne connaîtrait pas le film de Godard pourrait avoir l’impression d’assister à une suite de saynètes – souvent drôles – détachées les unes des autres. Et puis tout s’enchaîne finalement, s’emboîte, se construit, fonctionne, crée du sens.

L’intrigue est proche de celle du roman de Moravia (plus que du film de Godard, d’ailleurs), mais Nicolas Liautard se plaît à jouer avec les codes du théâtre pour créer une distance réjouissante avec ce qui se dit sur scène. Tout commence, dans le roman, par un incident apparemment sans importance : le héros laisse sa femme – qui préférerait rester avec lui – rentrer dans la voiture de sport d’un producteur, Battista, tandis que lui va chercher un taxi. Sur scène, les comédiens jouent avec des voitures téléguidées tout en disant leur texte. Comment mieux montrer qu’au théâtre on ne peut user des mêmes codes – ni des mêmes moyens – qu’au cinéma ? Les comédiens disent leur texte, concentrés sur la voiture qu’ils dirigent à distance, puis, soudain, s’interrompent pour commenter ce qu’ils sont en train de faire, indiquer que vraiment, ce n’est pas facile de faire les deux à la fois, et provoquent le rire des spectateurs.

Nicolas Liautard en appelle tout autant aux codes du cinéma. Les comédiens sont tous sonorisés – ce qui pourrait contribuer à désincarner leur voix. Ce n’est pas le cas ici. Sans doute le dispositif bifrontal aide-t-il à créer une forme d’intimité : les spectateurs seront toujours suffisamment proches de la scène pour ne pas être gênés par le contraste entre la proximité de la voix et l’éloignement des comédiens. La sonorisation offre une douceur particulière aux voix, qui résonnent avec aisance et naturel.  Il faut de très bons comédiens pour un tel dispositif : un acteur médiocre peut hurler sur une scène de théâtre ; on pourra y voir une nécessité de mise en scène. Le micro au théâtre, lui,  amplifie les moindres inflexions de la voix et laisse voir les imperfections.  Fabrice Pierre, qui incarne le héros, est tout simplement remarquable : jamais il ne bascule dans l’excès tragique, son ton reste mesuré, juste, et l’on voit sur scène un homme qui pourrait être chacun d’entre nous.

Nicolas Liautard parvient à retrouver, grâce à ces jeux sonores, la profondeur des moments où, dans le roman réaliste, le héros est pris de visions et croit revoir Emilia (qui s’appelle ici Béatrice, en référence à Dante) après son départ. La vision devient sonore et l’on entend, au début et à la fin du spectacle, lointains et presque inaudibles, les mots de la jeune femme. « En réfléchissant ce matin j’ai compris que je m’étais trompée sur ton compte… que tout n’était qu’un malentendu ». Cette voix, presque d’outre-tombe, dit bien à quel point, lorsque l’on est quitté brutalement, subsiste une impression d’irréel : l’on ne peut saisir encore tout à fait l’absence de l’être aimé et l’on se crée des dialogues imaginaires, des scènes inventées de toutes pièces qui, peut-être, permettent à l’esprit d’accepter progressivement une situation inconcevable quelque temps auparavant.

Nicolas Liautard joue ainsi habilement des références aux oeuvres dont il s’inspire. Certains détails du film de Godard donnent lieu à des trouvailles amusantes. Chez le cinéaste, le producteur de film pour lequel travaille le héros est américain et est sans cesse accompagné d’une jeune femme qui traduit ses propos. Le metteur en scène reprend ce principe, mais le distord : les traductions de la jeune femme sont désormais régulièrement fautives, pleines de contresens, provoquant des dialogues absurdes et savoureux. Les références savantes à Moravia, Godard, Pétrarque, Joyce, Dante et Homère n’empêchent pas le metteur en scène de faire preuve d’un joyeux humour de potache. Le spectacle s’ouvre sur un match de boxe situé au paradis, les neuf cercles de l’enfer deviennent les neuf niveaux d’un parking souterrain (s’agit-il d’une référence à un film de Jacques Demy ?), Tantale, complètement dénudé, s’y promène, la tête cachée par un casque de gladiateur qui l’empêche de bien manger les Tuc apéritifs que lui offre le héros, Capri est représenté par des pots de fleurs artificielles et une bouée en forme de dauphin, les personnages s’interrogent sur la sexualité des cétacés et constatent qu’il est facile de lire toute l’oeuvre de Kafka puisqu’il n’a jamais terminé un roman.

Le metteur en scène n’a pas craint, pour autant, de se frotter aux longs passages du roman de Moravia réfléchissant sur le sens profond de L’Odyssée. Le personnage principal, Moltoni, s’opposait au point de vue du réalisateur, Rheingold, qui considèrait qu’il fallait lire le récit d’Homère selon un point de vue psychanalytique : Ulysse n’est pas rentré tout de suite à Ithaque car il ne veut pas, inconsciemment, revoir Pénélope. Dans le roman, les propos de Rheingold étaient plus ou moins disqualifiés par le point de vue du héros, qui le jugeait pédant et suffisant. La discussion sur scène permet de mieux saisir les enjeux du débat, et l’on se sent assez rapidement séduit par le discours de Rheingold – qui cherche à s’éloigner d’une vision scolaire de L’Odyssée pour essayer de comprendre ce qui fait que l’on est encore attaché au mythe aujourd’hui.

L’alternance de passages complètement incongrus et déjantés et de moments d’analyse, de réflexion sur la liberté de l’artiste et sur le sens des mythes, l’entremêlement de scènes piquantes et de références foisonnantes, créent un spectacle extrêmement réjouissant intellectuellement. On se laisse porter par la construction habile  et la très belle langue de Nicolas Liautard tout en s’interrogeant sans cesse sur les modèles dont il s’inspire. Peut-être pourrait-on juste regretter – s’il fallait regretter quelque chose – qu’il n’ait pas pris davantage de distance avec le personnage d’Emilia-Camille-Béatrice : elle conserve certes une part de mystère, mais sa situation de jeune épouse soumise attendant tout de « l’homme », du vrai « homme »,  la rend moins séduisante en 2014 qu’en 1954…

Il faut toujours terminer qu’est-ce qu’on a commencé (Le Mépris) de Nicolas Liautard (d’après Moravia et Godard)

Mise en scène : Nicolas Liautard

Représentation du mercredi 8 janvier à la Scène Watteau de Nogent-sur-Marne

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